L'espace d'un instant, j’aimerais parler à l'homme de 26 ans que j'étais en l’an 2000. J'aurais tellement de choses à dire à ce type ! Pour le moment, je laisserai ma vie personnelle derrière moi. Je me concentrerai sur la vie dans ce monde « développé» que nous avons contribué à concevoir.

Honnêtement, si je rencontrais aujourd'hui le jeune Miguel, un homme banal de la classe moyenne et d’éducation catholique, avec des systèmes de croyances traditionnels, une carrière et des aspirations de vie traditionnelles, je serais tenté de me moquer de ses rêves naïfs et idéalistes et de ses habitudes de vie malsaines et non soutenables. Ma tentation de condescendance me fait réaliser que la valeur intrinsèque d'une personne n'est pas définie par des croyances, des habitudes ou des actes. Mes valeurs et croyances peuvent s’enrichir et évoluer ou même s’évanouir, tant que je remets en question ma pensée.

Cher jeune Miguel,

J'ai besoin que tu saches ce qui se passe en 2021. Je ne prendrai pas la peine de viser la diplomatie ou la subtilité. J'irai droit au but, en commençant par les influences qui ont forgé les croyances de l’enfant que tu étais. (Cliquez sur les liens pour une sélection de courtes vidéos d’hier et aujourd’hui.)

Petit garçon dans les années ‘70 et au début des années ‘80, tes jouets et dessins animés t’ont doté d’une fascination pour la science et la technologie. Tu aurais aimé que des robots jouets remplissent ta chambre. Les puissants super-robots géants (on dirait « mecha » à mon époque) de la série animée japonaise Goldorak t’hypnotisaient. Le Capitain Flam, ses amis robots et la superbe bande-son jazz-funk de Yuji Ohno te fascinaient. Je danserai toujours sur la musique entraînante du générique de Jean-Jacques Debout. Je pense encore aux robots de Star Wars qui sauvent leurs compagnons humains. Je revois encore San Ku Kaï, Albator 78 ou 84, Ulysse 31...

La télé t’a appris à accepter la présence de robots. Elle t’a donné le transhumanisme, l'idée que la technologie peut améliorer les êtres humains. Dans l'anime Cobra (dont la meilleure amie est un robot humanoïde), le héros est mi-homme, mi-machine, avec une arme laser, le « rayon Delta » ou psychogun dans son bras gauche. Le mentor du Capitaine Flam, le professeur Simon, est en fait un cerveau porté par un drone volant ! Dans Star Wars, le cerveau machiavélique de Dark Vador a également reçu un nouveau corps, avec une voix plus sombre. Même l'inspecteur Gadget si loufoque n'est pas le personnage le plus naturel !

Au moment où j'écris ces lignes, la fiction liée au transhumanisme nous amène plus loin encore. Dans la série télévisée de la BBC/HBO « Years and Years », une adolescente parfaitement normale qui n'aime pas son corps veut vivre éternellement… sous forme de données dans le cloud. Mais à l’instar des dessins animés de ta jeunesse, le monde réel, lui aussi, a été envahi par d’innombrables expériences transhumanistes. Médecins, entrepreneurs, politiciens, philosophes et ingénieurs y voient un réel avenir. Demande-toi néanmoins vers quelles dystopies ces technologies nous précipitent. Peut-on imposer à des personnes de pouvoir être tracées dans leurs moindres déplacements, sans consentement éclairé ? Ceci est à mon grand regret la réalité qui m’entoure, violant toute règle bioéthique élémentaire. Et qu’attendre de l’avenir ? Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, possède de nombreuses sociétés, dont Neuralink qui développe une puce cérébrale visant à connecter l'humain à un « moi numérique ».

Miguel, enfant, tu étais attiré par la conquête spatiale. Mais imagines-tu qu'actuellement, SpaceX, la société aéronautique privée d'Elon Musk, envisage effectivement de coloniser Mars ? Comment vas-tu, toi, ingénieur en télécommunications, concilier que SpaceX (et d'autres sociétés privées) satureront le ciel au-dessus de nos têtes de plus de 60 000 satellites afin de créer un réseau de téléphonie mobile ? Penses-tu que nous devrions évaluer les impacts de ces satellites sur les astronomes et les champs électromagnétiques naturels de la Terre qui baignent toute vie sur Terre ? Doit-on considérer qu'ils peuvent gêner la détection d'astéroïdes qui pourraient entrer en collision avec la Terre ? Que ferons-nous des débris de ces satellites ? As-tu imaginé que ces débris pourraient empêcher de nouveaux lancements de missions spatiales scientifiques ? Prends-en bien note : nous disposons déjà de réseaux mobiles rapides sur Terre. La plupart d'entre nous ont des problèmes de budget. Ces nouveaux satellites coûtent des milliards. Attention, jeune homme : la politique n'est pas en mesure de réguler ou de tempérer ces véritables envahisseurs de l'espace.

Sans que tu en prennes conscience, l'intelligence artificielle (IA) a guidé ton imagination d'enfant et d'adolescent. Tes films de science-fiction préférés t’ont donné confiance dans le potentiel de l'IA pour créer un monde meilleur. En 1977, lorsque tu as eu quatre ans, l'adorable R2D2 de Star Wars sauvait la mise à maintes reprises. Mais pense à Alien en 1979. Dans ce film, seuls un robot humanoïde infiltré et « Maman » (Mother), l'ordinateur du vaisseau spatial, connaissaient le but de la mission. Tous deux considéraient l'équipage comme sacrifiable. Et te souviens-tu de Skynet, l'IA qui a pris le pouvoir militaire et construit une armée de robots tueurs, les Terminator ? Cela a conduit au « Jugement Dernier », une guerre mondiale entre les machines et les humains.

En 2021, dans ma réalité, l'IA exploite des robots, des drones et des véhicules autonomes. Elle a commencé à remplacer les humains dans la médecine, l'exploitation minière, l'enseignement, les transports, le service client et bien plus encore. Les astronautes peuvent utiliser Cimon, un assistant volant doué d’une IA, totalement inspiré et nommé d’après le mentor de ton cher Capitaine Flam. L'IA devrait bientôt devenir bien plus intelligente que les êtres humains, à un moment appelé Singularité. Le directeur de l'ingénierie de Google, Ray Kurzweil, est connu pour ses prédictions précises et le verrait en 2029. Même Elon Musk pense que l'être humain doit contrôler et contenir l'IA, qu'il considère « bien plus dangereuse que les armes nucléaires ». Oh ! Et quand tu auras 28 ans, n’oublie pas d’assister religieusement à la conférence que donnera le professeur Stephen Hawking à Bruxelles. La valeur inestimable à tes yeux de cette rencontre ne te préparera pas à ce qu'il déclarera plus tard : « L'IA pourrait sonner le glas de la race humaine ».

Adolescent idéaliste, tu envisageais de soulager l'humanité du travail ennuyeux et ardu. Alors laisse-moi te demander : quand exactement les machines devraient-elles remplacer les humains ? Quand est-ce une mauvaise idée ? Tu penses que la technologie peut apporter de véritables progrès sans pertes financières, sans soutien psychologique, ni activités épanouissantes et dignes en lieu et place du travail, le tout sans aucune empreinte environnementale. Cher jeune homme, notre société actuelle ne peut remplir aucune de ces conditions. Tant que les intérêts des entreprises passeront avant l'avenir des citoyens ou de la planète, les politiques ne soutiendront ni la durabilité ni les besoins humains en priorité.

Il y a deux décennies, tu es devenu ingénieur en télécommunications et tu as eu ton premier job. Tu n'aurais pas pu imaginer que je croirais désormais en la nécessité d’une utilisation réglementée et durable de la technologie. Comme d'autres ingénieurs, tu as été formé à penser que les technologies sont testées et certifiées sans danger avant d'être commercialisées. Tu n'as jamais été exposé aux impacts de la technologie sur la santé, la biodiversité, le climat et la vie elle-même. Devenir ingénieur t’a donné une connaissance dangereusement incomplète des dangers inhérents à la technologie. Ta formation en génie électrique ne couvrait que les risques d'électrocution, d'incendie et les effets des radiations ionisantes (par exemple, nucléaires). Personne ne t’a montré les milliers d'études scientifiques sur les effets non thermiques des rayonnements électromagnétiques sur les créatures vivantes. Personne n'a parlé des extractions et de la fonte de dizaines de métaux, du travail des enfants, des décès de travailleurs, des guerres, des pertes d’habitat des espèces ou des terribles problèmes de santé qui résultent de la fabrication, de l'exploitation et de la mise au rebut de nos appareils électroniques.

Aucun professeur ne t’a suggéré de lire Limits to Growth, le rapport de 1972 du MIT, qui mettait en garde contre les ressources limitées non renouvelables de la Terre et la décroissance inévitable de la production à laquelle nous devons maintenant faire face. La décroissance n'est pas une croyance ou une orientation politique. C'est un fait mathématique. La seule controverse autour de la décroissance devrait être quand elle commencera. J'aurais aimé que toi et d'autres ingénieurs appreniez ces faits. Je me demande s'ils auraient contribué à créer un monde durable. Mais même aujourd'hui, peu d'ingénieurs sont formés à connaître - et encore moins se soucier - des conséquences écologiques des machines, des processus, des produits, des services et des algorithmes que nous concevons. Dans les télécommunications, les questions environnementales sont secondaires. Le déploiement et le développement de la 5G, de la 6G et de toutes les tendances sans fil, montrent que nous n'avons pas tiré de leçons du tabac ou d'autres industries.

Maintenant, je constate que les industries agricoles, alimentaires, plastiques, pharmaceutiques et des télécommunications commercialisent toutes des produits potentiellement dangereux. Les agences de régulation régionales, nationales et internationales sont censées protéger la population. Mais elles y arrivent rarement. L'Agence européenne pour l'environnement a indiqué que la grande majorité des mises en garde précoces des lanceurs d’alerte, n'étaient pas prises en compte avant que des scandales sanitaires ou environnementaux ne se soient déjà produits. Ce rapport de 2013 ne faisait état que de quatre avertissements « faux positifs » parmi les 88 avertissements émis depuis 1970.

Écoute, je sais que tu fais confiance aux médias grand public. Mais tu n'as pas encore la moindre idée de ce que seront les médias sociaux. Tu ne sais pas à quelle vitesse ils peuvent diffuser des informations vraies et fausses, ou comment la censure croissante empêche des débats publics sains. Suis l'argent : les mêmes personnes contrôlent les médias, les règlements et même les lois. Prends du recul et regarde la situation dans son ensemble. Écoute les voix censurées, les discours des médias non traditionnels. Fais-toi ensuite ta propre opinion, en laissant toujours de la place pour revoir ta façon de penser.

Plus j'apprends, plus je réalise combien de croyances je dois reconsidérer. Je sais maintenant que ce que j’ai pu penser s’est parfois avéré totalement incorrect. Sois humble avec tes connaissances et utilise-les à bon escient. Albert Einstein a dit : "Ceux qui ont le privilège de savoir ont le devoir d'agir." Mais assure-toi que tes connaissances sont solides et objectives en faisant tes propres recherches et en réfléchissant avant d'agir.

Je respecte ta connaissance partielle du monde. Même les sages ont une connaissance limitée de l'univers. Même la somme de toutes les connaissances scientifiques sera toujours incomplète et partiellement fausse. Lorsque tu réalises tes erreurs et tes croyances incorrectes, aie de la compassion pour toi-même. En chacun de nous dort une part d’ignorant, naïf et idéaliste. Nous nous accrochons tous à l'illusion que les autorités peuvent nous protéger et s’y attachent réellement.

Il n'est jamais trop tard pour découvrir la réalité. Tu auras besoin d'un esprit ouvert et d'un peu de courage pour remettre en question tes croyances. S'il te plaît, Miguel, garde bien vivants tes rêves high-techs d'enfance, mais ne les transforme pas en cauchemars. Donne-leur une réglementation appropriée. Donnez-leur le bon sens, l'éthique et le respect de la nature. Si nous sommes tous dignes de respect lorsque nous relevons tous ces défis, tu l'es au même titre.

Avec ma profonde considération,
Miguel d'âge mûr.