Peindre des objets comme on fait des biscuits de noël ou du pain ; au feu de bois, fait maison, à la ferme, naturellement, à la main, roulés sous les aisselles. Méthode traditionnelle et à l’ancienne comme toute chose faite avec amour, donc possiblement belle et bonne. Avec attention et l’intention comme le geste qui compte, s’excusant presque à l’avance des défauts ou de la pauvreté du résultat.

Le ratio de réussite-échec est ce qu’il est, quand je fabrique des bredeles (biscuits de noël alsacien) sur 10 sortis, 3 sont nuls, 4 sont corrects, 3 pas mal, 2 bons ou très bons. C’est pour offrir. En matière de peinture c’est aussi un peu ça.

Les meubles c’est tout à fait le genre de choses qui adorent être peintes devant la cheminée et c’est parfois le cas ici quand les velux de l’atelier sont encore recouverts de neige. Une activité décorative voir inoffensive mais aussi vitale et gratuite comme toutes les choses faites parce qu’on a le temps (dans un imaginaire folklorique qu’une autre économie permettait encore). Célébrer la possibilité, la tranquillité de ne rien faire... en faisant quelque chose. Et peindre ce n’est pas rien.

Un paradoxe qui serait une définition de l’art du dimanche et des jours fériés, de l’art entre 20h et minuit quand les enfants sont couchés, quand la vaisselle est faite... l’art de la tranquillité. Après la lessive pourquoi pas l’extase. L’heure pour méditer sur la beauté de ce qui est, caresser le chat ou peindre de simples fleurs sur une chaise. De cette heure là, faire une journée, de cette journée une vie. Remplir une vie, recouvrir les meubles... pas par peur du vide mais comme un trop plein de joie.

Partant de là, tout peut être peint et pris en charge : volets, armoires, tables de chevet, tabourets, la misère, le bancal, le pourrissement, la nullité, même IKEA, on n’est pas snob. Tout reste visible, juste là en-dessous, sous le motif, sous la fleur, l’aura d’origine sans « l’élément additionnel » cher à Malevitch, les ondes vibratoires, l’histoire, les cicatrices sur le bois : la chaise est pourrie, le vieillard a les pieds défoncés, pas de chirurgie esthétique mais plutôt des huiles parfumées pour les masser. Toujours penser à rajouter quelques gouttes d’huiles essentielles pour aider les pièces à respirer.

Même avec mes lunettes doubles loupes, il restera les scarifications, les imperfections. Pour avoir un truc parfait, il faudrait commander les pièces dans un atelier de fabrication d’objet d’art high-tech pour artistes professionnels, ou au moins utiliser des pochoirs découpés au laser et peut-être expérimenter la fameuse déperdition de l’aura de Walter Benjamin. Ici de l’aura il y en aura ou pas, des œuvres d’art il y en aura ou pas (je ne sais pas), selon le statut qu’on voudra bien accorder à des objets peints et à des cubes trouvés qui ne sont plus tout à fait du mobilier, mi-socles mi-tables, donc presque en passe d’accéder au rôle convoité d’œuvre d’art puisque d’un usage un peu confus... Ici comme pour le chat de Schrödinger, tant qu’on ne se sera pas assis sur la chaise, elle sera encore à la fois une chaise et une œuvre d’art.

Masser, peindre les volets puis les portes, les murs, pourquoi pas la maison toute entière, comme dans un débordement, comme Maudie dans sa bicoque. Les fameuses lunettes de l’amour apposent un filtre, un calque Photoshop, non pas une couche épaisse et grumeleuse de sens qui aiderait à tenir le monde, il n’en a pas besoin, il tient... peu importe comment... plutôt une couche fine d’écoute et de silence. Dans ce « ça » qui doit être rendu visible, il n’est plus question de représentation/figuration/ abstraction (de quoi !?).

Hilma Af Klint vivait de ses paysages naturalistes et cachait ses peintures non figuratives, peindre sous influence pourrait rendre timide. Tout est représentation, le monochrome blanc, on le sait, c’est aussi un gros plan sur les poils en fibres optiques réfléchissantes des pattes de mon patou et la lumière au bout du tunnel, le monochrome est psychédélique lui aussi. Et si le motif, l’ornement n’étaient pas des palliatifs à l’interdit de la représentation mais simplement l’aveu d’un échec à servir l’image de la stupéfaction ? Le motif est alors la trame invisible rendue visible, la trame quantique, la trame des visions, la trame du tantra. Finalement le motif aussi arrive au silence. Chacun.es à sa vitesse, les marguerites, les asticots, la géométrie sacrée et le monochrome arrivent au silence.

Je peux alors me taire, m’assoir par terre (pas besoin de chaise finalement) et continuer à dessiner des motifs invisibles, cette fois dans l’espace, avec le corps, le bout des doigts, le souffle. Jean Giono « Lettre au paysan » 1938 : « Je ne dis pas que vous soyez joyeux ; c’est une affaire intérieure et nul n’y peut rien, sauf vous-même : mais jamais les conditions de la joie ne vous appartiendront plus complètement ; aucun régime social ne pourra jamais vous placer dans de meilleurs conditions de joie... » J’aimerais envoyer cette lettre à celui et celle qui peint, dessine, cuisine, éduque, soigne, danse, marche, chante, écrit, se révolte, médite.