La galerie Perrotin est heureuse de présenter Invoke It and a Flower Shall Blossom, la huitième exposition de Mr. à la galerie et la quatrième à Paris. Pour cette nouvelle exposition, l’artiste dévoile une nouvelle série de peintures et de shaped canvas ainsi que deux sculptures et un ensemble d’oeuvres sur papier.

Pour un public français, l’œuvre de Mr. est étrangement familière. Chez l’artiste japonais, se remixe à foison une imagerie devenue presque omniprésente: celle des films d’animation (anime), des jeux vidéos et des mangas qui irriguent les cultures adolescentes depuis les années 1980, à part presque égale avec les productions étasuniennes. Son impact visuel en Europe est lui même un vieil héritage. Il reconduit en quelque sorte le choc produit dans la seconde moitié du XIXe siècle par la découverte de l’ukiyo-e («monde flottant»), dont on sait le rôle décisif dans l’avènement de la Modernité.

Pour toute une frange de l’art contemporain japonais, ces esthétiques ne sont d’ailleurs pas séparées par une frontière étanche. Tout au contraire elles se combinent, et c’est de leur interpénétration qu’est né dans les années 1990 le mouvement Superflat. Selon Takashi Murakami, qui en est tout à la fois le théoricien et le premier représentant, celui-ci ne se résume pas à la description d’un «pop art» japonais dopé à l’industrie du baseball player nicknamed Mister Giants showing his desire to transdivertissement. Tout en affirmant la légitimité des esthétiques propres aux cultures adolescentes, le Superflat assume l’héritage des maîtres anciens de la peinture et de l'iconographie bouddhique, à commencer par la bidimensionnalité.

Dans la continuité de Takashi Murakami dont il fut l’assistant, Mr. s’est fait plus spécifiquement l’ambassadeur de l’Otaku. Au Japon, ce terme désigne l’enfermement obsessionnel, principalement en ligne, dans les jeux vidéos et les anime. Il pourrait se traduire par «geek» ou «nerd», avec la même nuance dépréciative. Dans l’étendue des médiums travaillés par l’artiste peinture, aquarelle, sculpture, installation, film, photographie... on repère une série d’invariants qui le rangent du côté des esthétiques populaires japonaises contemporaines. Le plus souvent, ses œuvres sont des portraits d’adolescentes.

Celles-ci ont les traits géné riques des personnages qui peuplent les films d’animation: leurs yeux immenses sont soulignés de rose, leur nez discrètement retroussé se dérobe jusqu’à disparaître, leur bouche est mobile, tantôt fermée, tantôt béante, et leur mise avantageuse oscille de l’uniforme d’écolière à la gamme bariolée des extravagances Kawaii.

Presque invariablement, elles occupent le centre de compositions où s’accumulent figures pixellisées de jeux vidéos, objets de consommation courante, typographies latines et sino-japonaises... Derrière l'ambiguïté qu’elles recèlent, et sur laquelle nous reviendrons, ces nymphettes figurent pour un regard européen autant d’emblèmes du soft power japonais. Plus loin, elles raniment aussi le souvenir des shungas, ces estampes sulfureuses de l’ère Edo, même si leur érotisme est beaucoup plus discret, voire latent.

Bien qu’il se revendique comme un chantre de l’Otaku, Mr. ne s’y enferme pourtant jamais tout à fait. Sa profusion charrie aussi un autre héritage, occidental cette fois : celui des subcultures urbaines. Discrètement mais sûrement, son œuvre intègre des pans entiers du graffiti writing. Il faut dire que cette internationale n’est pas sans rapports avec l’Otaku: emblématique de l’adolescence, elle est «geek » à sa manière, puisqu’elle s’exerce dans une forme de marginalité et d’entresoi viril, quitte à susciter l’incompréhension et le rejet.

Elle aussi peut se lire comme un genre de pop art, car elle remixe à main levée les cultures de masse nord-américaines - comics et dessins animés, typographies de pochettes de disques et d’albums de bandes dessinées, films de science fiction et séries télévisées... Enfin, elle bénéficie tout autant que l’Otaku d’Internet, qui en a vivifié les formes et la diffusion. S’il ne semble avoir pratiqué le graffiti que ponctuellement, Mr en a très sûrement hérité les codes éthiques et esthétiques. Il y a d’abord son choix d'œuvrer sous pseudonyme qui plus est un pseudonyme typiquement anglo-saxon. Clin d'œil à Shigeo Nagashima, célèbre joueur de baseball surnommé Mister Giants, le sien signe d’abord la volonté de déborder les frontières japonaises et d’inscrire la subculture de l’Otaku sur une scène globale.

Au-delà de ce seul élément, Mr. a fait de l’univers urbain un leitmotiv de son œuvre. Dans certaines peintures et installations, ses accumulations semblent autant d’échos à la surabondance de signes et de stimuli visuels qui caractérise les grandes villes. Dans d’autres, Mr. restitue plus directement la matérialité de l’espace urbain: sur un fond gris et texturé, sur des panneaux et palissades, il dispose tout un palimpseste de dessins, d’enseignes, de chiffres et d’écritures qui évoquent le dialogue interrompu de la rue, entre logorrhée publicitaire et répliques des passants sous forme de graffitis.

Enfin, le lien qui unit l'œuvre de Mr. aux cultures urbaines peut se lire dans son attrait ancien pour les déchets. Bien avant l’explosion populaire et médiatique du Street art, le critique d’art Pierre Restany recourait à cette expression pour désigner la collecte, chez Karel Appel, des rebuts de la rue.

Certaines installations de Mr., dont l’impressionnante Give me your wings - think different (2012) s’inscrivent dans cette veine-là. Elles reconduisent dans l’espace d’exposition le chaos des peintures, mais aussi des photographies prises par l’artiste en 2011 après le tremblement de terre et le tsunami qui avaient abouti à la catastrophe de Fukushima. Dans cellesci, le bâti réduit est réduit à l’état de ruine, et plus sûrement de gravats. La ville s’y révèle dans son instabilité et sa précarité intrinsèques comme un junkspace.

Les références de Mr. aux cultures urbaines éclairent ainsi d’un jour nou veau la mélancolie qui sourd de son travail. Dans la continuité de Super-flat, l’artiste assume une part d’ombre, qui tient notamment à la complexité d’une âme japonaise hantée par la seconde guerre mondiale et la permanence sur son sol du péril atomique. Chez lui, cette hantise semble trouver à la fois son expression et son remède dans la figure de la jeunefille, répétée de manière sérielle, jusqu’à l’obsession. Il faut sans doute y voir d’abord une référence à la culture cosplay: dans ses shaped canvas et sculptures, mais aussi dans ses toiles, les nymphettes de Mr. se pré sentent dans toutes sortes de tenues, des plus sages aux plus bariolées.

Leurs gestes et attitudes, dans les aquarelles surtout, les placent surtout dans la lignée du lolicon (abréviation de «Lolita complex»), un sousgenre de manga caractérisé par l’érotisation de jeunes personnages féminins. Chez Mr. pourtant, la figure de la Lolita s’est largement désérotisée: elle incline vers le moe, soit l’affection, sinon l’adoration vouées aux héroïnes des anime. Inaccessible et impénétrable, elle s’affirme autant sinon plus comme un reflet de l’artiste que comme quête érotique et amoureuse. Son innocence permet de conjurer toutes sortes de névroses et de démons intérieurs, mais aussi collectifs.

Pour un public français, son inscription quasi systématique chez Mr. dans une surabondance de signes et d’objets offre aussi un écho troublant à la Jeune-Fille, telle que l’a théorisée en 2001 le collectif Tiqqun. Celleci, nous prévient-on d’emblée, ne doit en aucun cas se confondre avec son genre ni son âge. Susceptible tout au contraire de s’incarner dans n’importe qui, elle est «la figure du consommateur total et souverain» ou, pour le dire autrement, «le sujet souverain de sa réification». Emblème désirable et décevant d’une société qui a entièrement intériorisé les rapports marchands, elle conduit inévitablement à la frustration et à la névrose.

Vue sous cet angle, l’obsession de Mr. pour les adolescentes pourrait ainsi tenir du piège: censée offrir un refuge à la neurasthénie et la haine de soi, elle soutient en même temps le règne de l’avidité consumériste, donc de la frustration. Ce qui est après tout un puissant moteur de la création.

(Text by Stéphanie Lemoine)