Nous ne sommes pas de la matière qui subsiste,
mais des structures qui se perpétuent.

(Norbert Wiener, Cybernetics, or Control and Communications in the Animal and the Machine)

Quoi de plus banal que l’action de s’alimenter ? Les aliments fournissent les matériaux nécessaires à la croissance du corps ; alors pourquoi les adultes continuent-ils de se nourrir, ou ne grandissent plus ? Comment le grand Aristote a-t-il pu imaginer que le cœur fabrique le sang ? Il a fallu attendre le XVIIe siècle pour envisager la nourriture comme remplaçant la matière perdue. Et dans ce cas, pourquoi un organisme perd-il de la matière, qui plus est en permanence ?

La nutrition est une des fonctions caractéristiques du vivant, souvent confondue avec l’alimentation, dont elle n’est qu’un des aspects. Les constats sont triviaux : si on ne mange pas on dépérit ; la nourriture nous est nécessaire. L’opinion commune est que les aliments sont un apport de matière ; l’image est souvent évoquée des aliments briques de construction. L’aliment s’avère de ce fait bien difficile à définir, entre tautologie (aliment = ce qui contribue à nourrir) et définition en extension : liste des produits désignés comme aliments au gré de l’expérience humaine dans son cadre culturel.

L’âme nutritive : concept ou explication verbale ?

Gaston Bachelard avait souligné combien la science tend à nommer à défaut de pouvoir expliquer : passage obligé. Aussi n’est-il guère surprenant de trouver chez le célèbre Aristote (384 - 322) une ébauche de théorie du vivant où les concepts demeurent lexicaux.

Pour les Anciens, le problème posé par les formes prises par la matière trouve sa solution dans l’existence de « principes organisateurs » ou « âmes » donnant leur structure à une matière fondamentale amorphe. Pour Platon, qui sera suivi bien plus tard par Augustin (Hippone, ~ 354 - 430) pour d’évidentes raisons religieuses, l’âme vient du dehors « habiter » la matière pour l’animer. Aristote estime a contrario – suivi au Moyen-Âge par Thomas d’Aquin (Naples, ~1228 - 1274), réformateur de la théologie chrétienne – que l’âme est consubstantielle de la matière. Ainsi il existe une âme spécifique du vivant se déclinant en autant d’âmes distinctes : végétation (nutrition, croissance) ; génération (reproduction) ; sensibilité et locomotion ; intellection (fonctions intellectuelles et psychiques).

Aristote détaille ainsi le processus nutritif. Les aliments subissent dans l’organisme une digestion conçue comme une « coction » (cuisson, maturation) sous l’action de la « chaleur vitale » dont l’origine est elle-même très incertaine. Le processus débute dans l’estomac et l’intestin avec le concours de la rate et du foie, ainsi que des reins jouant le rôle d’épurateurs, débarrassant le sang en formation de déchets dont on ignore la nature. Il s’achève dans le cœur, où se forme le sang définitif lequel, distribué aux organes, devient leur chair même.

Semblables au limon charrié par le courant, tous les autres viscères sont comme des sédiments déposés par le flux de sang qui parcourt les vaisseaux. Quant au cœur, il est comme le point de départ des vaisseaux et possède la puissance première d’élaborer le sang, il est rationnel qu’il soit lui-même composé du même élément nutritif...
... de même que dans les systèmes d’irrigation les canaux les plus grands subsistent tandis que les plus petits disparaissent les premiers, vite comblés par la boue, mais reparaissent quand on l’enlève; de même les vaisseaux les plus grands demeurent, mais les plus petits deviennent des chairs en acte, bien qu’en puissance ils continuent à être des vaisseaux.

(Pichot, Aristote, 1993)

La « chaleur vitale », manifestation de l’âme nutritive, donne leur nouvelle « forme » aux aliments : autrement dit, elle les respécifie, les rend aptes à s’intégrer aux matériaux du corps qui les consomme, expliquant l’énigme apparente de l’herbe devenant chair de lapin. Le raisonnement aristotélicien conjugue : la cause finale ou finalité (la nutrition doit assurer l’assimilation des aliments à l’organisme qui s’en nourrit) ; la cause efficiente ou mécanisme qui opère (tri entre ce qui est utile et les déchets ; dépôt du sang devenant chair dans les organes). Si Galien au IIe siècle de notre ère conteste la fonction hématopoïétique du cœur, son modèle de nutrition proche de celui d’Aristote sera enseigné à peu près tel quel jusqu’à la Renaissance.

Or Aristote n’ignore pas le phénomène de corruption (décomposition) qui affecte toute matière. Les êtres vivants semblent y échapper tant qu’ils ne sont pas morts. Le corps en vie serait maintenu animé et incorruptible par l’âme. Or la croissance cessant à la maturité, pourquoi a-t-on encore besoin de s’alimenter ? Aristote estime qu’à l’âge adulte la nutrition passe au service de la production des substances séminales. Cette idée subsistera jusqu’au XVIIIe siècle, reprise par Buffon (voir article à suivre). Soulignons qu’on pratique alors peu l’analyse quantitative dans l’étude du vivant ; aussi est-il logique :

  1. De négliger les matières fécales qui de toute façon sont demeurées à l’extérieur du corps ;
  2. D’interpréter l’excrétion urinaire comme élimination de ce qui ne sert pas l’hématopoïèse ;
  3. De ne pas se préoccuper de l’air expiré, puisqu’Aristote a assigné à la respiration (la ventilation en fait) un simple rôle de refroidissement d’un corps producteur de chaleur animale.

Comment imaginer que l’organisme puisse être détruit et reconstruit simultanément ?

Mais pourquoi la matière du corps doit-elle être ainsi continuellement renouvelée ? Ni Aristote ni Galien n’expliquaient clairement la nécessité d’une nutrition chez l’adulte (...). Chez Descartes, on voit s’esquisser une autre nécessité, celle d’un flux général traversant le corps.

(André Pichot, Histoire de la notion de vie, Gallimard, 1993)

Etrange digestion qui fait du soi avec du non-soi

Enquête sur la nature au sens des Anciens, l’histoire naturelle recense avant tout les espèces, les décrit et les classe. Si Aristote y introduit une théorie générale du vivant, ce sont surtout médecins, chimistes et physiciens qui tentent de comprendre ce qu’est le vivant.

L’assimilation nutritive transforme des aliments aussi disparates que des organes de plantes en matière animale faite de chair et d’os. Ce problème intrigue. Le chimiste Van Helmont (1577-1644) a semblé résoudre celui de la nutrition végétale en décrétant la transformation de l’eau en bois et feuilles. Il a suivi la logique de transmutation des éléments chère à Aristote. Or pour les substances composées, ce principe ne saurait s’appliquer. Du coup, il pose l’existence des ferments, créés par Dieu au commencement du monde en grande variété, agents de toutes les transformations nécessaires quoiqu’inexpliquées. Le contenu acide de l’estomac est certes connu empiriquement, mais les ferments digestifs imaginés ne sauraient préfigurer les enzymes identifiées au XIXe siècle.

Entre 1750 et les années 1780, le français Réaumur (1683-1757) et l’abbé italien Spallanzani (1729-1799) mettront en évidence le pouvoir dissolvant des sucs digestifs : in vitro comme in vivo, un morceau de viande semble disparaitre à leur contact. Mais l’énigme s’est juste déplacée : de transformation des aliments sous l’action de ferments, la digestion sera devenue une curieuse dissolution. Pendant ce temps, les dogmes antiques ont commencé d’être récusés. La figure emblématique de ce mouvement est René Descartes (1596-1650), père de l’animal-machine, qui fait triompher la conception mécaniste de la matière au détriment de l’animisme des Anciens. Plus besoin de l’âme pour expliquer le vivant. Elle devient l’esprit, venu de Dieu et apanage exclusif de l’humain. Le mécanisme est servi par les observations et les explications de nombreux savants de l’époque. Citons le néerlandais Boerhaave (1668-1738) qui ne voyait à l’œuvre dans le vivant que :

…des appuis, des colonnes, des poutres (...), des leviers (...), des poulies, des cordes, des pressoirs, des soufflets, des cribles, des filtres, des canaux, des auges, des réservoirs.

(Roger, 1963)

Au XVIIe siècle s’opposent alors deux modèles de la digestion et de l’assimilation alimentaire. Modèle « triturationniste » (Borelli) et modèle « fermentationniste » (Van Helmont).


China
Controverse sur la digestion au 17ème siècle

D’un côté, de simples opérations mécaniques interviennent : la trituration qui sépare les aliments en constituants plus petits ; le tamisage à travers la paroi intestinale qui sépare les trop grosses particules, éliminées dans les fèces, des plus fines qui vont nourrir les organes via la distribution sanguine. De l’autre, il y a modification chimique des aliments conçue comme une transmutation (ou fermentation) dérivée d’Aristote et popularisée par l’alchimie.

Descartes, conscient des faiblesses du modèle de Borelli (Italie, 1608-1679), le complète en le complexifiant. Les nutriments triés passent dans le foie où ils deviennent le sang. Car, en récusant les ferments de Van Helmont, Descartes assimile toujours la digestion à une fermentation. A l’entrée des organes se trouvent des cribles particuliers, munis de pores aux tailles et formes variables assurant un deuxième tri, en sorte que chaque organe reçoit la combinaison idoine de particules. Le sang poursuit sa course en ayant déposé dans les organes les pièces qui vont s’agréger aux racines des « petits filets » des chairs. Les anatomistes imaginaient en effet les tissus vivants comme assemblages de fibres appelées aussi petits filets, unités structurales mais en aucun cas fonctionnelles, la théorie cellulaire n’apparaissant qu’au XIXe siècle.

On a donc un modèle très mécaniste de l’agrégation des nutriments aux tissus vivants, dans lequel il devient évident que sont concernés autant les individus en croissance que les adultes. Descartes admet par conséquent que le corps animal perd de la matière que les nutriments remplacent. La biodynamique vient d’être esquissée. L’idée cartésienne sera reprise en 1702 par le chimiste et apothicaire Nicolas Lémery (1647-1715).

Tout ce qui est capable de réparer la perte des parties solides ou liquides de notre corps mérite le nom d’aliments.

(cité par Jean Trémolières in Encyclopaedia universalis, édition 1985)

Tandis qu’à ce stade la question de l’énergie ne peut être posée : le terme reste à créer, et on n’a guère dépassé l’énigmatique « chaleur vitale ». D’où viendront les développements futurs ? Pas des mécaniciens en tout cas. Comment seront à la fois réconciliés et dépassés les modèles opposés de la digestion ? Et comment va s’établir la conception nouvelle du vivant comme lieu d’échanges de matière et d’énergie ? Nous le verrons dans un prochain article.

Bibliographie

Aristote, De l’âme (texte établi par A. Jannone), Gallimard Tel 1989.
Bachelard Gaston, La formation de l’esprit scientifique, contribution à une psychanalyse de la connaissance, Vrin Paris 1938 – 1999.
Canguilhem Georges, Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin Paris 1975.
Dupouey Patrick, Epistémologie de la biologie. La connaissance du vivant, Nathan Université Paris 1997.
Pichot André, Histoire de la notion de vie, Gallimard 1993.
Roger Jacques, Les sciences de la vie dans la pensée française du XVIII° siècle. La génération des animaux de Descartes à l’Encyclopédie, Armand Colin 1963.
Zarka Yves, Buffon le naturaliste philosophe, Chemins de tr@verse 2013.