De Lee Bae, on a surtout vu depuis quelques années ses tableaux en noir et blanc-crème réalisés notamment avec du médium acrylique. Mais on connaît moins ses œuvres précédentes, celles de la n des années 90 - début des années 2000, qui à une époque où il était moins reconnu qu’aujourd’hui, ont été peu montrées, voire jamais pour certaines.

Or ces réalisations que l’on pourrait regrouper sous l’appellation « période charbon de bois », au dela de leur formidable puissance, correspondent à un moment essentiel de la carrière de l’artiste. Elles rappellent en effet son arrivée à Paris qui marque un tournant décisif dans sa démarche avec la découverte et l’utilisation d’un matériau nouveau pour lui à l’époque : le charbon de bois.

Lee Bae l’a souvent répété : dès son arrivée en France en 1990, plusieurs raisons l’ont conduit à utiliser du charbon de bois et en premier lieu le fait que ce charbon lui rappelait ses origines, l’univers de l’encre de chine, la calligraphie, et le profond ancrage de ce matériau dans la tradition coréenne avec sa force symbolique et sa charge poétique. Le charbon de bois va alors permettre à Lee Bae de conjuguer, de faire converger les deux sujets qui l’animent depuis ses débuts : une ré exion sur la matière et une recherche du noir. Autrement dit, d’un côté le matériau pour lui-même, pour ses qualités plastiques et de l’autre le matériau au service d’une tonalité.

Le charbon va se révéler une puissante source d’énergie au sens propre comme au sens guré de l’expression, un concentré de vie. De ce matériau brut, Lee Bae va af rmer la présence, jouer sur sa « physicalité », réveiller sa dimension existentielle, en extraire tous les aspects, réalisant avec ses différents morceaux aussi bien des sculptures que des installations et des tableaux.

Pour ces derniers, l’artiste taille, puis juxtapose, colle et ponce ses bris de charbon : il travaille la surface, révèle les re ets du noir, joue sur les moires. Se crée ainsi une mosaïque d’ombres, de lumières et de dégradés. C’est d’ailleurs en voyant ces tableaux que l’on comprend la subtilité du lien avec sa période suivante et comment Lee Bae est alors passé d’un travail sur la planéité du noir à un travail sur la profondeur du noir.

Au début des années 2000, l’artiste a en effet ressenti la nécessité de sortir du charbon : comme s’il faisait une performance, un happening, il a un jour jeté en l’air la poudre et les morceaux qui l’entouraient, sa façon peut-être de laisser partir le charbon en fumée. Dès lors, avec encore une fois une grande maîtrise technique, il a démarré la nouvelle série, qu’il continue encore aujourd’hui, en poursuivant son travail sur le noir mais en jouant cette fois sur les contrastes avec le blanc.

Le noir toujours, donc. La quête du noir comme une quête du graal. Ce noir dont il recherche à la fois les nuances, les vibrations, les densités et les profondeurs. A l’inverse de Pierre Soulages qui a souvent dit que ce qui l’intéressait dans le noir était la façon dont il projetait la lumière devant la toile, Lee Bae, lui, cherche à s’engouffrer dans le noir, à creuser le noir, à magni er ses propriétés aussi bien en jouant avec ses effets et re ets de surface qu’en fouillant ses abimes. Lee Bae met le noir au pluriel pour inventer des territoires de noir, des continents noirs, pour dessiner une cartographie du noir.

Ces œuvres rappellent le grand intérêt que Lee Bae porte à la matière, à la façon, lente, de la travailler et de nous la faire parcourir. Elles mettent en avant une quête spirituelle et une dimension du temps omniprésentes dans sa démarche : le temps inhérent à l’histoire même du charbon de bois et à la manière dont il le traite. On ne voit alors plus que ces corps noirs d’une extrême tension, d’une formidable énergie, d’une incroyable densité qui attirent et aimantent immanquablement notre regard. Comme des puits sans fond où chacun va trouver la profondeur qu’il veut bien voir et le vertige qu’il est prêt à ressentir. Comme un trou noir, au sens astrophysique du terme, avec sa matière si dense et compacte que le noir rentre dans le noir jusqu’à l’in ni. Un au-delà du noir, en somme.