La dernière fois que je me suis rendu au studio de Matthew Ronay, je l’ai trouvé assis sur une chaise au centre de la pièce. Il portait une paire de baskets bleu roi ornée d’un motif en mesh blanc et dotée d’une semelle laiteuse translucide. À sa droite se trouvait une paire identique, portée de façon similaire et positionnée de la même façon que la paire qu’il avait aux pieds, comme si un Matthew invisible était assis sur une chaise invisible juste à côté de lui. La Jordan Horizon, m’a expliqué Ronay, est un modèle hybride, une mutation dans l’univers Jordan, alliant les lignes épurées de la Jordan Future et la semelle lobulaire caractéristique de la Jordan 13. Il l’a tellement aimée qu’il a acheté deux paires identiques et, plutôt que d’en mettre une de côté pour plus tard, les a utilisées toutes les deux sans attendre.

Ronay travaille à partir de dessins, des croquis simples en apparence rassemblés dans un petit carnet de notes qu’il garde constamment avec lui. Il s’agit de dessins de corps entrelacés, de membres et de protubérances, de cuticules, de pédoncules, de furoncles, de calci cations, de croisements entre la matière dure et la matière souple, de bernacles, de nœuds, de tumeurs, de membres fantômes et de membres atrophiés. Ce ne sont pas des dessins de sculptures, mais des dessins qui deviennent sculptures. Ni plans ni schémas, ces dessins sont plus libres, plus intuitifs et s’affranchissant de toute considération pour les particularités structurelles des sculptures qu’ils décrivent.

Une fois les dessins terminés, Ronay inverse les modes d’écriture et s’attèle à la tache de déchiffrer ses propres notes, de lire chaque croquis comme le schéma d’une sculpture. À ce moment transitionnel d’un processus littéralement bicaméral, l’œuvre passe de la pièce épurée du studio où s’empilent carnets et autres monographies reliées à une pièce sale plus petite où un bloc de bois de tilleul attend d’être taillé, gougé, râpé, creusé, réduit en copeaux, poncé, marqué, oqué, teinté et alvéolé. Ronay travaille seul et sur une sculpture à la fois, de sa conception à sa nalisation, avant de commencer à travailler sur la suivante. Chaque sculpture part d’un dessin pour donner vie à un objet et nécessite donc de résoudre des problèmes d’équilibre, de remédier à des perspectives impossibles, d’interpréter la texture et d’ajouter de la couleur (ce dernier détail est particulièrement important lorsque l’on sait que Ronay, bien qu’il utilise la couleur comme tout autre artiste d’aujourd’hui, ne peint qu’en noir et blanc).

À différents moments de nos vies, Matthew et moi avons exercé plus ou moins le même métier, à savoir celui de réaliser des maquettes pour des architectes. En général, ces maquettes représentaient un élément isolé, un pan de fenêtre ou le détail d’un angle qui ne prenait pas facilement forme sur le papier et qui devait être vu en trois dimensions pour être compris. Des années plus tard, j’ai appris que le mot «architecte» était dérivé du grec arkhitektôn signi ant «maître bâtisseur». Le terme original décrivait une profession où design et construction ne faisait qu’un mais, au l du temps, les maîtres bâtisseurs ont cessé de bâtir. Aujourd’hui, les architectes sont des experts en modélisations (dessins, modèles, rendus et animations), qui sont les illustrations de la structure et non les structures elles-mêmes. L’architecte, dès lors que la structure prend forme, délaisse son design.

Je ne dirais jamais que Ronay est un architecte mais le glissement de la signi cation du mot laisse penser à un processus de travail à cheval sur cette séparation étymologique. D’un côté, Ronay est un maître bâtisseur qui veille à la germination de chaque sculpture à chacune de ses phases de création. De l’autre, il rend possible une faille au sein du processus, une faille grâce à laquelle il peut coucher ses idées sur le papier sans s’encombrer de préoccupations pratiques, interpréter ses propres schémas, et trouver le moyen de donner vie en trois dimensions à ses dessins. Comment faire en sorte que le bois se comporte comme le fusain ? Quand faire du plexiglas souple et du bois de tilleul dur ? Où trouver les os à l’intérieur des masses sans forme ?

Les dessins de Ronay sont automatiques et intuitifs, ils découlent naturellement de son propre corps, venant d’habitudes de composition intériorisées et de mémoire motrice. Ses sculptures, à l’inverse, sont minutieuses, réalisées avec une précision rigoureuse et une technique magni que. Ses langues invraisemblablement réalisées sans traits de scie et sans rainures laissent perplexe quiconque ayant déjà travaillé le bois. Chaque sculpture, malgré ses extravagances, reste pourtant immanquablement dèle au simple dessin qui l’a précédée.

Pour sa prochaine exposition à la galerie Perrotin, Matthew dessine à une échelle différente, travaillant sur des formats plus grands qui permettent différents types d’interactions physiques avec le dessin. Libéré des limites du carnet à spirales, l’artiste exécute de nouveaux gestes partant de l’épaule ou du bras plutôt que de la main. Son corps joue un plus grand rôle dans chaque dessin et de nouvelles variations émergent en termes d’épaisseur de trait, de texture et de détails. Ronay passe tour à tour du dessin à l’objet, d’une pièce sale à une pièce propre, d’une paire de chaussures à une autre paire identique.