C’est une histoire vraie qui s’est déroulée en 2001, à une réunion des copropriétaires d’un immeuble parisien dans un très chic quartier du 16e arrondissement. Gavin Dean et moi pénétrons dans la salle de réunion. Elle était déjà pleine à craquer. Les gens qui sont présents, élégamment vêtus, ont le reflet de leur bien immobilier très précieux et onéreux. Nous prenons discrètement les sièges inoccupés de l’avant-dernière rangée et nous patientons. Jenni Dean est ma collègue d’Alstom. Elle et son mari viennent d’arriver en France du DownUnder, mon pays de cœur. Pendant une heure, le représentant du syndic énumère l’ordre du jour et compte les votes. Puis nous arrivons à la résolution numéro 25, celle qui nous intéresse tout particulièrement, car elle nous concerne. Je murmure alors à Gavin :

-Enfin, c’est notre tour.

-Finally !

Me répond-il. Nous échangeons un sourire complice.

Théâtralement le représentant du syndic déclare avec emphase :

-Monsieur et madame Dean, copropriétaires du lot 47.

Poursuit le syndic de sa voix suraigüe :

-Ne parlant pas le français, demandent l’autorisation d’installer une antenne satellite sur le toit de l’immeuble pour capter les chaînes télévisées internationales.

Un brouhaha secoue alors l’assemblée. Tous les regards se tournent vers Gavin et moi. Incrédule, interloqué devant cette hostilité, il me cherche du regard. Je lis dans ses yeux un océan de désespoir. Je me rappelle fort bien cet instant-là, car j’étais aussi perdue que lui. Pourquoi ces gens hurlent-ils ? que peuvent-ils bien reprocher à cette demande aussi innocente ? Un homme, grand et mince, la pochette assortie à sa cravate se leva et gesticula :

-Nous ne sommes pas à Barbès !

Tonna-t-il, grondeur !

L’assemblée l’applaudit. Dans son élan pathétique, il poursuivit :

-Je vote contre la demande de monsieur Dean d’installer une parabole sur le toit de notre immeuble afin que sa maîtresse puisse regarder les chaînes chinchachon.

À la fin de son discours, dont il se sentait si fier, il fit une révérence. Heureux de son intervention, il venait de sauver le monde de l’invasion chinoise. Il reçut une ovation. Gavin ne comprenait rien à cette scène. Il me questionna du regard. Cependant, je jugeais qu’une intervention de ma part serait plus opportune qu’une explication.

Je me levais, ajustais la jolie robe moulée à mon corps de top model trentenaire que j’étais alors, remettant délicatement une mèche de cheveux derrière l’oreille, je souris aux spectateurs. L’assemblée retint son souffle. L’impatience se lisait dans leurs regards et la curiosité était manifeste. Quels propos autant inutiles que dérisoires allait-on leur tenir ? Après quelques instants de silence pour faire baisser la pression presque hargneuse, j’ouvris enfin la bouche pour m’exprimer, non par des chinchanchon comme ils l’attendaient, mais pour employer un français parfait :

-Bonsoir mesdames messieurs. Je m’appelle Kim Chi Pho et je ne suis pas la maîtresse de monsieur Gavin Dean.

-Oh…

J’entendis des chuchotements. Le public était désappointé. Quelques copropriétaires, j’en suis certaine, étaient même déçus, trouvant la situation devenue subitement banale. Mais alors qui étais-je ? Et pourquoi me trouvais-je au sein d’une assemblée générale ordinairement réservée aux copropriétaires.

-Je suis la traductrice et amie proche de monsieur et madame Dean. Ils sont Australiens et aimeraient regarder les chaînes en anglais.

Puis, je me retournais vers Gavin et enfin, je lui ai traduit ce qui se déroulait. Je parlais suffisamment fort pour que ces personnes arrogantes, persuadées de leur supériorité sachent que je pouvais aussi m’expliquer parfaitement dans la langue de Shakespeare. Je glissais quelques expressions dont j’étais certaine qu’ils ne les comprenaient pas. Gavin fut choqué. Il devint écarlate. Avant de venir en France, on lui avait alors assuré que les Français étaient des gens ouverts d’esprit, qu’ils haïssaient toute forme de discrimination, qu’ils rejetaient avec vigueur le racisme. Il me fit traduire ses demandes.

En résumé, il défendait que tout le monde devrait se voir reconnaître le droit de s’informer dans sa langue maternelle, peu importe qu’il s’agisse du chinois, de l’anglais ou de l’arabe. Les copropriétaires écoutaient les arguments de Gavin que je traduisais dans leur langue. Les regards s’adoucirent. Certains commencèrent à me lancer des sourires bienveillants. Le syndic remit de ses émotions, donna quelques coups dans le micro. Tiens me dis-je, je venais de remarquer la présence du micro, objet inutile dans une salle de taille modeste.

-Désolé madame Kim…Chou…

Il cherchait la suite de mon prénom et de mon nom, sans succès. Je m’amusais alors à me demander s’il aimait la cuisine asiatique, car le Kim Chi est le chou fermenté piquant et que phở est la soupe de nouilles au bœuf, le plat national vietnamien. Mais j’abandonnais vite mes réflexions enfantines pour revenir à l’essentiel de ma présence dans cette assemblée.

-Procédons au vote. Qui vote pour la demande d’installation de la parabole de monsieur et madame Dean ?

À l’unanimité, les copropriétaires votèrent oui. Même le monsieur qui se moquait de mes yeux bridés et de la couleur jaune citron de ma peau approuva la demande.

PS : Jenni et moi ne travaillons plus pour Alstom. Mais nous restons « amies comme cochons ». Je suis devenue agente d’artiste et Jenni est Chef Financial Officer pour une société internationale. Désormais, elle parle couramment le français. Gavin se débrouille pas mal.