Le paysage idéologique évolue aussi rapidement que le paysage géopolitique, même si rien ne prouve que ces deux évolutions soient liées. « Les concepts de "droite" et de "gauche" n'ont plus lieu d'être ». On l'entend de la part de personnes qui étaient ou sont clairement à gauche, mais aussi de la part de personnes qui étaient ou sont à droite. Cela a commencé il y a plus de vingt ans, lorsque les forces sociales-démocrates commençaient à adopter les nouvelles politiques néolibérales.

Pour la gauche, le meilleur exemple est le parti français LFI (La France Insoumise), fondé par Jean-Luc Mélenchon. Il ne parle plus de droite et de gauche, mais uniquement du "peuple" et des "élites". Les conflits de classe sont laissés de côté.

Quant à la droite conservatrice, elle prétend défendre les "laissés-pour-compte", elle est contre le libre-échange et contre l'immigration. L'ex-président américain Trump en est un bon exemple. En général, ces forces de droite agissent contre tout ce qui promeut l'ESG (Environnement, Social et Gouvernance).

Entre les deux, on trouve les néolibéraux, favorables à l'ouverture du commerce, à l'immigration, à toutes les formes de discrimination et à l'égalité des chances. Le meilleur exemple en est la Banque mondiale.

Si la différence entre les conservateurs et les néolibéraux est certainement pertinente et trop souvent ignorée par les forces de gauche, les développements à gauche sont plus difficiles à saisir. Il est vrai que leur électorat a changé. Une partie des classes populaires, en faveur de l'ordre, de la sécurité et de la stabilité, vote désormais pour des partis d'extrême droite, tandis que la gauche elle-même, qu'elle soit sociale-démocrate ou plus radicale, attire des classes moyennes plus éduquées.

Cela est certainement lié aux valeurs culturelles aujourd'hui défendues par la gauche, de l'égalité des sexes aux LBGT, de l'antiracisme à la lutte contre le changement climatique et, bien sûr, à l'"ESG".
Reste à voir si ces développements impliquent réellement la fin des idéologies de gauche et de droite, mais il est un fait que le ciel idéologique est un peu plus nuageux que ce que l'opposition binaire de deux forces avait tendance à croire.

Existe-t-il une droite "anticapitaliste" ?

Aujourd'hui, la réapparition de ce que l'on appelait les "révolutionnaires conservateurs", en France, ou les "conservateurs anticapitalistes", aux États-Unis, contribue à expliquer les frontières floues entre la gauche et la droite. Tant que cette orientation politique se cachait derrière l'opposition entre libéralisme et néolibéralisme, d'une part, et socialisme et communisme, d'autre part, on pouvait penser qu'elle n'existait plus. Mais le socialisme a échoué, et le néolibéralisme est en train d'échouer. Les gens cherchent des alternatives, mais elles ne sont pas faciles à trouver. Ce que nous voyons, dans différents pays du monde, c'est le succès croissant des partis d'extrême droite qui ne partagent certainement pas une idéologie unique mais qui, dans de nombreux cas, partagent certaines caractéristiques communes qui devraient alerter toutes les forces qui travaillent pour un "autre monde" au sens du mouvement altermondialiste.

Les "anticapitalistes conservateurs" aux États-Unis sont excellemment décrits par Peter Kolozi. Ils étaient très actifs dans la première moitié du 19ème siècle, défendant l'esclavage contre le capitalisme, dont on disait qu'il provoquait davantage d'exploitation, de pauvreté et de décadence. Ils étaient convaincus que l'esclavage était un système supérieur, capable de maintenir l'ordre, alors que le capitalisme était censé saper la moralité et conduire inévitablement à l'effondrement social. Cependant, leur critique était principalement culturelle et non économique, ils avaient peur du matérialisme et des valeurs monétaires. Leur attitude à l'égard des "classes faibles" était très paternaliste.

Cette peur du "matérialisme" - et du marxisme - était partagée par les révolutionnaires conservateurs français, depuis le XIXe siècle et plus particulièrement entre les deux guerres mondiales. Le fascisme en France n'était ni de gauche ni de droite, selon l'analyse de Zeev Sternhell, en fait beaucoup de gens de gauche non marxistes étaient attirés par lui. Ils défendaient la solidarité nationale, la régénération morale et visaient une nouvelle civilisation avec un ‘homme nouveau’. L'idéologie fasciste - moins sa pratique - voulait en finir avec les structures capitalistes de l'économie et de la société. Pour eux, l'exploitation est moins un problème économique qu'un problème éthique et spirituel. Selon Sternhell, la droite ne devient fasciste que lorsqu'elle est menacée par les valeurs de la gauche et du marxisme, lorsqu'elle sent qu'elle risque de perdre sa domination sur les forces sociales.

C'est peut-être ce qui commence lentement à se produire aujourd'hui. Il n'y a certainement pas de menace de révolution de gauche, les militants altermondialistes se sont repliés à l'intérieur des frontières nationales, mais il existe un énorme potentiel d'action perturbatrice, au niveau social et environnemental. Les néolibéraux de droite savent que leur système est en faillite, que les sociétés et les solidarités structurelles ont été détruites. Leur seule alternative est de devenir plus conservateurs et de chercher à se rapprocher des forces qui ont toujours existé et défendu les hiérarchies sociales, dites "naturelles", les valeurs morales, en faveur des familles et contre les femmes et les LGBT. Encore une fois, leur critique est plus culturelle qu'économique et vise à réduire toutes sortes de libertés.

Détournement des valeurs de la gauche

C'est là que se crée, une fois de plus, le brouillard idéologique. Pour se rendre acceptables, ces mêmes forces conservatrices détournent les valeurs morales et matérielles de la gauche. Pour ne citer que deux exemples : le parti d'extrême droite français dirigé par Marine Le Pen, le Rassemblement national, axera sa campagne pour les élections européennes de 2024 sur... l'écologie. Non pas l'écologie "punitive", mais une écologie du "bon sens". De cette manière, ils parleront effectivement aux classes populaires laissées pour compte qui n'ont pas les moyens d'acheter une nouvelle voiture nécessaire pour entrer dans les "zones à faibles émissions". Les conservateurs britanniques pourraient suivre la même voie, après avoir étonnamment remporté un siège où les travaillistes venaient d'introduire une telle ZFE. On peut être sûr que l'"écologie conservatrice" ne consistera pas à dire aux gens qu'ils ne doivent plus prendre l'avion, mais plutôt à chercher des boucs émissaires et à éviter tous les choix difficiles. Il est un fait que les forces vertes et de gauche ont beaucoup insisté ces dernières années sur toutes les politiques écologiques nécessaires et urgentes, mais ont le plus souvent oublié les mesures sociales compensatoires. Un mouvement très perturbateur comme celui des gilets jaunes en France en a été la conséquence. Ou encore les actions très perturbatrices des agriculteurs qui protestent contre les nouvelles mesures relatives à l'azote. Lorsque l'extrême droite commence à parler d'une écologie "acceptable", de nombreuses personnes penseront que c'est effectivement ce dont elles ont besoin, tombant ainsi dans un piège très dangereux.

Le deuxième exemple est tout aussi délicat. Trop de gens à gauche croient que l'extrême droite ne peut pas avoir de politiques sociales, mais elle en a. La différence majeure réside dans les valeurs sur lesquelles ces politiques sont basées. Leur objectif ne sera pas la "justice sociale", un concept sans pertinence pour eux, mais des valeurs morales ‘supérieures’ pour les pauvres. La pauvreté, selon la droite, est la responsabilité des pauvres eux-mêmes, ils ne travaillent pas assez dur, ils sont dépendants de l'alcool et des drogues, ils ne valorisent pas ce que toutes les personnes décentes valorisent, la vie de famille, la stabilité, un bon emploi et l'épargne.

Par conséquent, un "État-providence" de droite consistera à promouvoir les valeurs familiales traditionnelles, à s'opposer à l'avortement et aux LGBT, et à favoriser la discipline. Il ne sera pas redistributif et l'inégalité ne sera combattue qu'en poussant les pauvres vers des revenus plus élevés. Il ne faut jamais "regarder vers le haut" pour demander des impôts et des contributions aux riches. Ils parlent même d'un "nouveau contrat social" qui ne sera pas basé sur l'équité et la solidarité, mais sur des droits et surtout des devoirs. Ils réintroduiront silencieusement les idées de pauvres "méritants" et "non méritants", avec des avantages pour les premiers et des sanctions pour les seconds.

La "pauvreté" a toujours été un sujet consensuel, toutes les forces politiques ont toujours été d'accord sur la nécessité de la combattre, mais les valeurs qui sous-tendent leurs politiques ont toujours été très différentes pour les marxistes, les (néo-)libéraux et les forces de droite. Ignorer cela peut conduire à de bien tristes résultats, comme nous l'avons vu après que la Banque mondiale a fait de la "réduction de la pauvreté" sa priorité. Ce discours - et cette réalité - a été utilisé comme un outil stratégique pour renforcer ses politiques d'austérité dans des conditions de déréglementation et de privatisation.

Il peut en être de même avec une approche de droite de la pauvreté, axée par exemple sur les mères qu'il faudrait aider à élever leurs enfants "décemment". Les valeurs dites "culturelles" l'emporteront à nouveau sur les valeurs matérielles, rejetant l'idée que la pauvreté est avant tout un manque de revenus et de services publics tels que le logement, les soins de santé et l'éducation.

Les forces de gauche devraient être conscientes de ces risques et reconfirmer qu'un État social émancipateur requiert d'autres principes et normes, visant à prévenir la pauvreté plutôt qu'à la "réduire", à lutter contre les inégalités avec la fiscalité et à fournir des revenus et des services à tous afin que chacun puisse survivre indépendamment des forces du marché. Les politiques de justice sociale de gauche visent à promouvoir la citoyenneté sociale.

Toutes ces idées méritent d'être développées, car nous sommes à un moment de l'histoire où les leçons du passé peuvent facilement être oubliées, où les forces de gauche, négligeant leurs valeurs les plus fondamentales, consentent à des politiques d'empathie et de compassion. Les militants écologistes devraient surtout être conscients du risque de tomber dans une sorte d'écofascisme, s'attachant à tout ce qui est "naturel", oubliant la perfectibilité de l'homme et de la nature.

Même si certains discours peuvent sembler similaires, il est clair que la "gauche" et la "droite" restent des concepts pertinents, qui renvoient à des valeurs et donc à des politiques très divergentes. Les pauvres méritent d'être aidés et les politiques sociales iront nécessairement de pair avec les politiques environnementales. Définir les valeurs que l'on veut défendre et promouvoir est la tâche la plus importante et la plus urgente pour toutes les forces politiques. La démocratie signifie que les gens peuvent faire des choix. Ces choix doivent donc être très clairs si l’on veut préserver la démocratie.