L’art est un monde soumis à une cyclicité dont la logique semble largement impénétrable. Thématiques, matériaux, modes et styles d’accrochages génèrent pendant quelques années un engouement généralisé avant de subitement disparaître, ce qui rend de nombreuses œuvres faciles à situer sur l’échelle du temps. Or, l’une des caractéristiques les plus frappantes du travail de Giuseppe Gabellone est justement sa manière d’être à peu près impossible à dater (c’est un fait qu’avait déjà relevé François Piron en 2009). Ses œuvres ne semblent pas pour autant avoir été produites dans le passé, ni, bien sûr, dans un quelconque futur. Juste elles se tiennent là, dans l’espace, flottant dans toute leur glorieuse autonomie, sans aucune concession aux passions de l’époque, sans réponse toute prête aux demandes de clarification.

Ce fonctionnement s’appliquant bien entendu à ses expositions en général et à celle-ci en particulier. « Je trouve plus intéressant le jardin que la forêt » explique l’artiste. Et de fait la maîtrise qui s’affirme dans son travail a plus à voir avec des gestes de domestication de la nature et la création d’un monde en miniature qu’avec la contemplation d’un univers sauvage. Ce monde se construit en blanc et noir autour de trois ensembles. Le premier est constitué par des bas-reliefs en métal et résine transparente. Moins épais que ceux que l’artiste a réalisés jusqu’ici, ils ont un dessin de surface qui varie et prennent chacun la lumière selon leur rythme propre. Evoquant des fenêtres par leur forme comme par leur mode d’accrochage, ces œuvres côtoient une grande sculpture noire posée sur un socle imposant, et, à l’entrée, au sol, deux sculptures en étain (des chaussures). L’exposition compose ainsi avec des tailles, des poids, des équilibres, des définitions, des matériaux. La sculpture noire est très dessinée, à la limite du signe, tandis que les fenêtres offrent au regard une transparence brouillée. Les chaussures sont prises dans le champ de la pesanteur tandis que le reste des pièces est en suspension. Le blanc et le noir se conjuguent dans les reflets métallisés de l’étain. On glisse du plus figuratif au plus abstrait, du vide au plein. Le décoratif tend vers l’ascèse. L’animal et le végétal se confondent. Et l’exposition s’inscrit pleinement dans ce minimalisme non pas des formes, mais de l’expérience, qui caractérise l’œuvre de l’artiste italien : il crée les conditions d’attention nécessaires (mais qui font si souvent défaut) aux mécanismes poétiques, matériels, visuels qui président à la construction d’espaces.

Installé à Paris depuis quinze ans, Gabellone a été associé au tournant des années 2000 au milanais Gruppo di Via Fiuggi. Ses protagonistes, amis et artistes, ont contribué à redéfinir la pratique de la sculpture contemporaine en Italie (notamment en repensant l’héritage de l’Arte Povera et de l’art conceptuel). « Essayer des choses nouvelles est un moteur », expliquet-il désormais. Il a donc laissé de côté pour un temps la production de photographies de sculptures (certainement la partie la plus connue de son travail), pour investir plus frontalement le champ sculptural. Bambou, cordes, verre, toiles de coton teintes, résines de toutes sortes, mousse polymère et même tabac. Il n’y a guère que le marbre qu’il n’ait pas encore essayé (un comble, pour un artiste qui a grandi au milieu des blocs de pierre taillés par son grand-père marbrier). Chaque nouveau projet donne lieu à des expérimentations de matériaux, ici avec l’étain et cette résine très noire. Il tient d’ailleurs dans son atelier une archive méticuleuse de ses expériences, dont il conserve dans de grandes boîtes des échantillons précisément annotés. Interrogé sur ses choix de matériaux et de formes, l’artiste répond simplement qu’il préfère ceux et celles avec lesquels il peut travailler seul dans son atelier, qu’il est en mesure de gérer avec ses moyens de production. Ainsi, il ne délègue pas la réalisation de ses pièces, sauf très rare exception.

Sa méthode consiste à chercher la matière qui convient avec l’ambiance, le type d’image qu’il a en tête: impossible donc d’en livrer un dessin à l’avance. Si le terme « radical » est parfois galvaudé, au point qu’on lui adjoigne de manière étrange des intensifs (« très radical », « profondément radical », « vraiment radical »), il s’applique parfaitement à cette indépendance cultivée avec entêtement, et à cette exploration rigoureuse des méthodes et des moyens matériels de la sculpture.