Nous ne sommes pas de la matière qui subsiste,
mais des structures qui se perpétuent.

(Norbert Wiener, Cybernetics, or Control and Communications in the Animal and the Machine)

Quoi de plus banal que l’action de s’alimenter ? Les aliments fournissent les matériaux nécessaires à la croissance du corps ; alors pourquoi les adultes continuent-ils de se nourrir, ou ne grandissent plus ? Comment le grand Aristote a-t-il pu imaginer que le cœur fabrique le sang ? Il a fallu attendre le XVIIe siècle pour envisager la nourriture comme remplaçant la matière perdue. Et dans ce cas, pourquoi un organisme perd-il de la matière, qui plus est en permanence ?

L’article De l’âme nutritive à la controverse sur la digestion a décrit comment le projet mécaniste de Descartes a évacué le concept aristotélicien de l’âme. Fait de poulies, cribles, leviers, pressoirs et autres canaux, le corps vivant n’a plus besoin d’un mystérieux principe pour diriger sa construction. La victoire du mécanisme sera pourtant de courte durée. Les naturalistes et les médecins pointent avant tout son échec à rendre compte de la reproduction. Ensuite, on bute sur le fait avéré que la matière organique se renouvelle : pour quoi faire ? Enfin, aucun des modèles de la digestion ne convainc pour expliquer l’assimilation nutritive.

L’assimilation nutritive tardivement expliquée

L’explication actuelle est enseignée comme une quasi-évidence.


China
Digestion et assimilation : conception actuelle

A échelle moléculaire, les matières caractérisant les organismes sont des polymères, assemblages de molécules plus petites. Exemples : l’amidon assemble des centaines de molécules de glucose ; les protéines sont des chaines d’acides aminés allant de quelques unités à plusieurs centaines. Ces macromolécules non seulement ne traversent pas la barrière intestinale, mais ne correspondent pas, pour la plupart, aux polymères de l’individu qui les consomme. La digestion aboutit à séparer les monomères constitutifs ; ceux-ci passent dans le sang et sont réassemblés dans les tissus en polymères propres.

Hormis l’échelle beaucoup plus petite, on reconnaitrait presque le modèle cartésien : séparation des particules puis réagrégation de celles-ci en composés spécifiques du corps consommateur. À la nuance de taille que la séparation n’est pas mécanique mais chimique : c’est une hydrolyse qui coupe les liaisons covalentes entre monomères ; l’action de l’eau étant catalysée par les enzymes contenues dans les sucs digestifs. Ces enzymes jouent le rôle de ferment tel que l’avait suspecté Van Helmont, mais ne transforment pas directement les aliments en matière du corps qui les a ingérés, seulement facilitent leur décomposition. Les modèles opposés du XVIIe siècle (triturationnisme et fermentationnisme) se trouvent réconciliés quoique dépassés. Comment ? C’est une longue histoire au carrefour de la biologie et de la chimie, retracée ici à très gros traits.

Au début du XIXe siècle, le chimiste italien Avogadro (1766-1844) propose de distinguer l’atome de la molécule : dit de façon moderne sur cet exemple, la molécule d’eau est formée de 2 atomes d’hydrogène et d’1 atome d’oxygène. Cette idée mettra quelques décennies à être acceptée. Entretemps, la composition de la matière vivante est étudiée avec difficulté faute de techniques adaptées. Fourcroy, collègue de Lavoisier, identifie ses constituants élémentaires : carbone, hydrogène, oxygène, azote. Le chimiste Prout (1785-1850) fait le parallèle entre la composition du lait et l’équilibre entre saccharides (glucides), graisses (lipides) et albumines (protides) dans la composition des corps organiques. En 1871, Hlaziewetz et Habermann soutiennent l’idée que les protéines, l’amidon et la cellulose sont des polymères. Si Payen avait isolé la première enzyme ou diastase en 1860, c’est seulement en 1926 que Summer découvre la nature protéique de celles-ci. Il faut attendre 1935 pour que le chimiste allemand Emil Fischer élucide le mode de formation des liaisons peptidiques entre acides aminés. Le puzzle se met en place de façon très progressive.

La digestion est donc une hydrolyse des macromolécules en leurs monomères ; autrement dit un processus de dé-spécification de la matière servant de nourriture. Il faut ensuite réassembler les pièces élémentaires : comment le faire dans le « bon » ordre ? Réapparition presque inattendue du problème de la forme posé par Aristote ! Avant, terminons-en avec la question biodynamique.

La bioénergétique au service de la biodynamique

Le projet mécaniste de Descartes a du plomb dans l’aile car il échoue à expliquer la reproduction. Or l’allemand Stahl (1659-1734) l’attaque aussi sur le terrain de la nutrition. Certes il s’appuie sur l’animisme et le finalisme des Anciens, mais il introduit une idée neuve.

Pour Aristote, l’âme assure, en même temps que son organisation, l’inaltérabilité de la matière des vivants : à preuve, le corps ne se décompose qu’une fois mort. Empiriquement, ce postulat ne tient plus puisque l’organisme élémine de la matière continûment. Stahl propose alors que l’âme règle certes le développement du corps mais qu’elle en dirige aussi l’entretien, agissant comme une force s’opposant à la corruption s’exerçant même quand le corps est en vie. Le jeu des forces contraires est posé, qui sera repris par le vitalisme florissant au XVIIIe siècle. Pour Stahl, les aliments d’origine vivante remplacent les « substances mucido-adipeuses » constitutives de l’animal et que celui-ci perd occasionnellement. Quant aux substances minérales, elles se contentent de traverser l’organisme.

Le schéma de Stahl est une authentique biodynamique puisqu’il envisage le remplacement de ce qui est éliminé. On est pourtant loin d’un métabolisme : les pertes de masse vivante sont occasionnelles ; on ne dispose alors d’aucun moyen de recueillir, d’analyser et de quantifier les produits sortants, que l’on ne considère justement pas comme des produits.

Parallèlement et sans faire le lien, la science s’intéresse à la respiration. Pour Aristote, celle-ci est une simple ventilation qui a pour effet de refroidir le corps animal producteur de chaleur. Celle-ci est l’expression de l’âme vivante et l’agent des « coctions » (transformations) diverses se produisant dans l’organisme. Le mystère qui entoure cette chaleur est épais : pas plus les chimistes ou les physiciens que les naturalistes ou les médecins n’en viennent à bout. Au point que Stahl, médecin et chimiste, en fait la matière du feu ou phlogistique, dans la lignée de « l’élément feu » des Anciens. Si bien qu’en 1777 l’anglais Priestley (1733-1804) publie une interprétation de la respiration conforme à cette théorie. Tandis que cette même année 1777 Lavoisier, de plus en plus opposé au phlogistique, propose une explication toute différente, qu’avec ténacité il affinera et précisera par la suite. Avec son collègue Armand Seguin (1767-1835), il écrit :

Si les animaux ne réparaient pas habituellement par les aliments, ce qu’ils perdent par la respiration, l’huile manquerait bientôt à la lampe, et l’animal périrait comme une lampe s’éteint lorsqu’elle manque de nourriture.

(Cité par Giordan A., 1987)

Lavoisier a franchi le pas qui assimile la respiration à une combustion dont il a lui-même contribué à établir le bilan chimique (désignant la chaleur comme « calorique ») :

Matière organique + Oxygène => Gaz carbonique + Eau + Calorique

Le puzzle se rassemble : la matière organique est soumise en permanence dans les corps vivants à une décomposition qui s’apparente à une combustion ou oxydation complète libérant de la chaleur ; d’où la nécessité de la remplacer par l’apport alimentaire. Par la suite, on considérera les processus de décomposition (catabolisme) comme la source de l’énergie employée dans les processus constructeurs (anabolisme). Le corps vivant est traversé par un flux de matière et d’énergie et il est le lieu d’un métabolisme qui associe des processus de décomposition à des processus de recomposition. Ces derniers dépendent de l’énergie fournie par les premiers. Chimiquement parlant, l’énigme est résolue qui donne sens à la biodynamique (renouvellement des molécules du vivant) par la bioénergétique. Or les processus constructeurs sont spécifiquement orientés : avec les mêmes nutriments issus de la digestion de l’herbe, la vache et la sauterelle ne fabriquent pas les mêmes macromolécules.

Résurgence du problème de la forme

L’assimilation alimentaire a longtemps intrigué, même après qu’on a compris la digestion animale comme séparation chimique des polymères alimentaires en leurs monomères constitutifs, utilisés dans la construction des polymères propres de l’espèce consommatrice. Les macromolécules biologiques ont une structure (la forme selon Aristote) bien définie : comment est-elle acquise ? Le cas emblématique des protéines est bien connu : chaines d’acides aminés, leur ordre d’enchainement n’est pas indifférent. D’où vient cet ordre qui ne peut être le fruit du hasard puisqu’il dicte la conformation tridimensionnelle des protéines à l’origine de leurs fonctions ?

Bien avant la biologie moléculaire, le problème de la forme a préoccupé les penseurs. Aristote propose le concept d’âme agissant par le biais de la chaleur animale agent des transformations. Personne ne trouve mieux que cet animisme jusqu’au XVIIe siècle où triomphe le mécanisme de Descartes. Pourtant ce dernier a conservé l’intervention mystérieuse de la chaleur dans la génération des vivants : en se rencontrant, les liqueurs séminales des deux sexes fermentent et la chaleur qui en résulte dirige l’organisation du mélange ; position épigénétique stricte qui contraste avec le fait pour Descartes d’expliquer la chaleur de façon mécaniste par l’agitation des particules. Pourquoi la chaleur intervient-elle comme agent de la construction de l’embryon et n’est-elle pas convoquée par Descartes dans le processus d’assimilation nutritive tout aussi constructeur : chez le jeune pour accroitre les tissus ; chez l’adulte pour remplacer ceux qui sont détruits ?

Soucieux de sauver le mécanisme, le naturaliste Buffon (1707-1788), célèbre directeur du Jardin du Roi (futur Muséum d’histoire naturelle), propose le modèle du « moule intérieur », qu’il a en réalité emprunté à un auteur peu connu du siècle précédent.

Le corps d’un animal est une espèce de moule intérieur, dans lequel la matière qui sert à son accroissement se modèle et s’assimile au total ; de manière que sans qu’il arrive aucun changement à l’ordre et à la proportion des parties, il en résulte cependant une augmentation dans chaque partie prise séparément, et c’est cette augmentation de volume qu’on appelle développement. (…)
Mais cette même augmentation, ce développement, si on veut en avoir une idée nette, comment peut-il se faire, si ce n’est en considérant le corps de l’animal, et même chacune de ses parties qui doivent se développer, comme autant de moules intérieurs qui ne reçoivent la matière accessoire que dans l’ordre qui résulte de la position de toutes leurs parties ?

(Buffon, 1984)

En s’inspirant d’une vision géométrique empruntée à la cristallographie naissante à son époque, Buffon tente une traduction mécaniste de l’âme aristotélicienne. C’est bien essayé mais cela reste confus et surtout n’ouvre aucune perspective expérimentale. C’est l’irruption vers la fin du XIXe siècle des acides nucléiques qui va offrir une fenêtre vers la solution, définitivement provisoire puisque ne faisant que repousser la problématique plus en amont.

Le dédale qui y a conduit, de découvertes en controverses, sur fond d’innovations techniques majeures, ne peut être abordé ici. Il aura fait dire au biologiste et prix Nobel François Jacob que l’âme conçue par Aristote a finalement la même fonction que l’ADN : informer (mettre en forme) le vivant. Risquons-nous alors à voir dans la chaleur des Anciens l’un des rôles attribués de nos jours à l’énergie : rendre possibles les biosynthèses ; sur le plan chimique et non informationnel. Variation des mots, permanence des grandes idées !

Bibliographie

Aristote, De l’âme (texte établi par A. Jannone), Gallimard Tel 1989.
Bachelard Gaston, La formation de l’esprit scientifique, contribution à une psychanalyse de la connaissance, Vrin Paris 1938 – 1999.
Canguilhem Georges, Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin Paris 1975.
Dupouey Patrick, Epistémologie de la biologie. La connaissance du vivant, Nathan Université Paris 1997.
Pichot André, Histoire de la notion de vie, Gallimard 1993.
Roger Jacques, Les sciences de la vie dans la pensée française du XVIII° siècle. La génération des animaux de Descartes à l’Encyclopédie, Armand Colin 1963.
Zarka Yves, Buffon le naturaliste philosophe, Chemins de tr@verse 2013.